Ce n’est pas une fatalité

« Oh ! Papy, c’est absolument terrible ce que je viens de lire. La rubrique des faits divers du journal la Dépêche informe qu’une femme âgée de 26 ans a été tuée par son conjoint par arme blanche après une simple dispute. Ce drame s’est déroulé dans la nuit de jeudi à vendredi. Aucun voisin ne s’est rendu compte de ce qu’il se passait dans leur immeuble. Papy, comment cela est il possible ? Dis-moi comment entre êtres humains de telles abominations peuvent exister ? » Demandai-je à mon grand-père paternel, Louis.

« Ma pauvre fillette, la rubrique des faits divers relate malheureusement, régulièrement, de très vilains drames. L’humain peut être capable du meilleur comme du pire. Le fait que tu viens de lire est l’expression de la violence conjugale la plus terrible, la plus condamnable. La lecture de ce type de faits divers bouleverse, elle met mal à l’aise. Généralement, nous éprouvons un profond sentiment de rejet à l’égard de l’agresseur et une immense tristesse à l’égard de la victime. Flora, ma petite,  je suis, toutefois, incapable de t’expliquer pourquoi un homme peut passer à l’acte ; un moment de folie à n’en pas douter. Mais, bien sûr, la folie ne s’exprime heureusement pas toujours de cette manière. Autre chose essentielle d’après moi, ces drames surviennent la plupart du temps sous l’effet de substances comme l’alcool ou certaines drogues. » Me répondit mon papy Louis.

Je sentis que sa réponse avait suscité une certaine réflexion et de la réserve. Mon papy n’aimait pas répondre à la va vite sur des sujets importants. Cela me pousse d’autant plus à l’interroger. Je sais que nos échanges m’apportent une base solide pour fonder mon propre jugement. Mon papy est une réserve à savoirs et à bonnes idées. Mamy dit souvent de lui :

« Papy est un trésor à pensées. Il a passé beaucoup de temps de sa vie à se documenter, à se cultiver, à nourrir son esprit curieux. Nous avons aujourd’hui un papy glouton de savoirs. »

Nous étions assis paisiblement à l’ombre du figuier du jardin. Le printemps allait laisser place à l’été. Les températures diurnes avoisinaient déjà les 23°C certains jours. Ces moments de partage nous liaient toujours davantage. Je savais que Papy était très attentif à mon éducation et au façonnage de mes valeurs morales.

« Papy, as-tu connu personnellement un homme qui se comportait mal vis-à-vis de sa femme ? » Poursuivais-je.

« Flora, tu poses là une question dont la réponse n’est pas simple. Tu sais, le plus souvent, ce sont des impressions ou plutôt des suspicions » Devrais-je dire.

« Les victimes de telles barbaries sont régulièrement empreintes de gênes, elles optent pour le silence et cachent les tensions qu’elles subissent. Évidemment, leurs maris ou conjoints ne se vantent pas de leur attitude condamnable. Je n’ai connu aucune personne touchée par ce problème ; mais, tu as compris que c’est un sujet sensible qui ne s’ébruite pas. » M’explique Papy.

« Puis, au fond, je préfère largement qu’il en soit ainsi. Mon propos est un petit peu teinté d’égoïsme ou plutôt de lâcheté. Mais, je pense que nous touchons ici à des problématiques familiales extrêmement complexes pour lesquelles adopter la bonne attitude n’est pas du tout chose aisée. J’aurai, sans aucun doute, été très embarrassé dans pareil cas. » Continue-t-il.

Mamy arrive avec un plateau en main. Elle dépose, sur la table de jardin, des verres, du sirop de menthe et une bouteille de limonade. Nous pouvons nous rafraîchir en nous désaltérant.  Qu’il est bon de siroter un diabolo menthe sous cette brise légère à l’ombre d’un arbre. Ces petits instants sans prétention agrémentent formidablement bien les après midis.

Tout de même, je vais prendre le temps de me présenter, chers amies lectrices et amis lecteur. Je suis née à Cahors, j’ai 13 ans. Je vis avec mon Papy et ma Mamy. Mes parents sont partis pour raison professionnelle en Amérique du Sud pour six mois. J’ai préféré ne pas les suivre et rester avec mes grands parents. Je m’appelle Flora, mais vous le saviez déjà ! Je porte les cheveux longs, le plus souvent, je les tresse. Je préfère les pantalons aux jupes, sans hésitation. Ma principale caractéristique qui me distingue de mes camarades est mes yeux vairons : j’ai un œil bleu et un œil vert. Par temps ensoleillé comme aujourd’hui, cette particularité est très marquée. J’avoue que je n’ai aucun mal à vivre avec cette différence. Et puis, Papy m’a déjà dit que si un jour pour une raison ou une autre, ce différend me faisait souffrir, alors  je pourrai  avoir recours aux lentilles de couleur. La simple idée que cette solution existe me suffit à me faire acceptée ce trait physique hors du commun. Que vous dire de plus ? Je ne suis pas particulièrement grande ni petite d’ailleurs. Disons que je suis dans les normes sur ce point. Ma silhouette est plutôt svelte. Finalement, je n’ai pas grand-chose à vous relever me concernant  si ce n’est donc mes yeux de couleurs différentes. Côté personnalité : disons que je compense ma timidité et ma grande sensibilité par ma passion pour le chant. Je suis choriste dans une petite chorale depuis plus de cinq ans. Je partage ce hobby avec Papy, lui-même est tenor dans une chorale. Ils nous arrivent parfois de pousser la chansonnette tous les deux. Mamy est très bon public, régulièrement, nous lui faisons couler deux trois larmes d’émotions lorsque nous nous mettons à chanter avec Papy. Vous avez maintenant l’essentiel de ma personne.

Tout en buvant une gorgée de mon diabolo menthe, une nouvelle interrogation me traverse l’esprit :

« Papy, pourquoi le journal divulgue ce genre d’information puisque nous ne pouvons pas agir et que cela ne fait que nous mettre mal à l’aise, en plus c’est une affaire privée? » Demandé-je

« Tu poses là un question de fond sur le rôle de la presse ou plus généralement des médias ayant une vocation d’informer. En fait, la plupart des faits rapportés par les journalistes ne sont que des récits d’un événement passé pour informer la population. Je suis d’accord avec toi que cette catégorie d’information pourrait presque s’apparenter à du voyeurisme puisque nous nous introduisons dans la vie d’une famille. Mais, l’humain a ce côté un peu malsain ; il s’intéresse volontiers aux histoires sordides. Ces problèmes devraient davantage être pris à la source plutôt que remplir les colonnes des journaux régionaux à mon sens. » Ajoute Papy.

« Tu sais cela a toujours été ; certaines personnes se complaisent dans ce genre de rapport à l’information. Si je peux de donner un conseil, ne suis pas cette voie, sache l’existence de ces faits dans leur généralité mais ne cherche pas à les lire dans les journaux. Cela ne t’apportera rien et comme tu l’as déjà si bien dit tu ne pourras agir. »  Me dit Papy.

« Oui, tu as sans doute raison. Savoir que cela existe, suffit à se constituer son code moral sur ce sujet. » Répondé-je.

« Flora, depuis tout à l’heure, nous parlons de ce drame. Il décrit la terrible violence physique dont est capable un homme envers une personne du sexe opposé. Malheureusement, il existe bien d’autres types de violences physiques. Celles-ci sont toutes clairement identifiées et condamnées à partir du moment où un dépôt de plainte est fait ou bien un signalement. Seulement, je voudrais éveiller ta réflexion sur d’autres formes de violence faite aux femmes. Certes, elles sont beaucoup moins spectaculaires, mais elles sont également nocives pour la gente féminine. » M’explique Papy.

« Ah ! Bon, mais que veux-tu me dire Papy ? De quoi parles-tu ? » M’empressé-je de lui demander.

« Je pense aux stéréotypes sexistes ; sais tu ce que sont les stéréotypes, Flora ? En as-tu déjà entendu parler ? »

« Heu, non Papy, je ne sais pas bien ce que veut dire ce mot : stéréotype. »

« Flora, un stéréotype est une image mentale standardisée qui est commune aux membres d’un groupe et qui représente une opinion exagérément simplifiée, une attitude affective ou un jugement sans examen. C’est quelque chose qui se répète et se reproduit sans variation, qui se conforme à un modèle fixe et qui manque de distinguer les qualités individuelles.  Mon explication est-elle assez claire, Flora ? » Me demande Papy.

« Tu sais je me souviens de cette définition que nous avions construite avec mes camarades du groupe de travail sur ʺles réflexions en matière d’éducationʺ au sein de mon association. Nous étions très actifs et motivés pour dynamiser nos pensées, lutter contre l’arbitraire, faire évoluer les pensées. » Ajoute Papy.

« Oui, j’y vois un peu plus clair mais je ne comprends pas pourquoi tu me parles des stéréotypes comme faisant violence aux femmes ! Peux-tu pousser plus loin ton propos ? »

« Écoutes, Flora, pour bien comprendre, saurais tu me donner un stéréotype sexiste ? »

« Heu, je ne sais pas ; disons par exemple, seules les filles jouent à la poupée et seuls les garçons aux billes. » Dis-je, pas tout à fait sure de moi.

« Voilà, c’est ça tu y es Flora, ce que tu viens de décrire est bel et bien un stéréotype sexiste. Aucune raison ne saurait expliquer pourquoi seules les filles devraient jouer à la poupée et les garçons aux billes. Seule la pression du groupe et les codes stéréotypes poussent à ces certitudes. » Approuve Papy.

« Maintenant, saurais-tu dire ce que les stéréotypes véhiculent de négatifs ? » Rajoute Papy.

« Bien, disons que cela ne laisse pas beaucoup de place pour la liberté. » M’aventuré-je à dire.

« Effectivement, tu touches du doigt l’essentiel du problème. Les stéréotypes sexistes enferment dans un rôle déterminé. Dans nos cultures, les hommes sont crédités de beaucoup de valeurs positives comme le courage, l’intelligence, le goût du risque et de l’aventure… les filles sont davantage dévalorisées, elles sont dites fragile, prudente, calme. » Me précise Papy.

« Les stéréotypes ne sont pas tous ouvertement exprimés ; ils peuvent également être latents. Ce que je veux dire, c’est qu’ils ne se manifestent pas tous au travers des écrits ou du langage. Ils peuvent aussi s’exprimer au travers de nos attitudes ou comportements. Je te prends un exemple : souvent le tout un chacun félicitera une fillette pour la jolie robe qu’elle porte et complimentera le garçon pour ces résultats scolaires. Ainsi, les comportements et jugements de tout un chacun visent à récompenser une fillette qui cherchent à séduire par ses apparences alors que pour un garçon l’orientation du jugement est portée sur sa réussite sociale. Tu vois Flora, cela peut aller loin. »

« Oh, ben ça alors Papy je n’avais pas vu tout cela. Est-ce que ces stéréotypes ont des répercussions dans nos vies d’adulte une fois que nous avons grandi ? » Interrogé-je.

« Et, bien, oui Flora, les stéréotypes qui s’ancrent très jeunes dans les esprits amènent à restreindre les aspirations professionnelles pour les filles qui ont tendance à autocensurer leurs désirs et leurs potentialités. De ce fait, les filles choisiront majoritairement les métiers de secrétaire, d’aide-soignante, vendeuse. Ces métiers les assignent à des situations de subordination et de bas salaire. »

«  Laisser s’exprimer ces stéréotypes souvent de manière sournoise et insidieuse est une façon de violenter moralement les femmes. Enfin, c’est ma façon de voir les choses. J’ai voulu te mettre en garde, que tu es conscience de cette réalité, pour mieux t’en défendre. »Continue Papy.

Ces longs échanges m’ont ouvert l’esprit. Je sens que cette discussion m’a enrichie. Je comprends désormais que la violence n’est pas uniquement physique, elle peut être aussi morale. J’imagine très bien qu’en fonction des cultures et des milieux socio professionnels, les stéréotypes influencent plus ou moins les enfants en devenir. Je me fais la réflexion que les effets des stéréotypes ne sont pas autant diffusés, médiatisés, expliqués que ne le sont les faits divers macabres. Au fond, je le regrette, je pense que la réflexion sur ces modèles rigides reproduits automatiquement, leurs reconnaissances pourraient faire évoluer les mentalités et par la même réduire ce qui peut être apparenté à de la violence morale.

L’heure tourne. Conjointement, nous décidons d’en rester là pour aujourd’hui avec Papy. Nous allons poursuivre notre journée de manière plus légère.

Anne LAPOUGE