Le pingouin et la fourmi

En chemin, j’ai rencontré un pingouin qui disait à une fourmi :

_  « Bonjour Fourmi ? »

_ « Bonjour Pingouin, que me vaut ta présence ici ? »

Nous nous trouvions à quelques centaines de mètres de la côte de la Manche sur un sentier très arboré. Le chêne y était majoritairement représenté. En poussant un peu notre regard vers l’horizon, nous apercevions l’île de Bréhat.

_ « Et bien Fourmi, à vrai dire, j’ai quelque chose à te demander ? »

_ « Oui, très bien Pingouin, je t’écoute qui a-t-il ? »

_ « Ben voilà, Fourmi, je voulais savoir si tu connaissais les cadavres exquis ? »

Fourmi parue l’air tourmentée, gênée par l’intervention de Pingouin.

_ « Comment Pingouin ? Mais que me dis-tu là ? Ai-je bien entendu : tu me demandes si je connais les cadavres exquis ? Mais pourquoi une telle question ? Serait-ce ton sens aigu de l’observation qui t’a conduit à ce propos ? Je m’explique : tu m’as sans doute souvent vu portant les carapaces de feux fourmis. Est-ce bien cela ?» Me lança Fourmi.

_ « Non, non, Fourmi, ce n’est pas parce que tu fais le convoi des feux fourmis. Tu n’y es pas du tout… »

_ « Bon, mais alors, que veux-tu savoir ? De quels cadavres exquis me parles-tu ? Et, puis dis-moi Pingouin, tu as de drôles de manière pour engager la conversation. Ta question n’est ni charmante, ni avenante… Tu pourrais mettre un peu plus de délicatesse dans tes premières paroles lors du rencontre quelqu’un. »

_ « Fourmi, je suis désolée si je t’ai blessée ou si je t’ai heurtée. Mon intention n’était nullement celle-ci. »

Tout à coup, un gland tomba d’un des chênes, roula sur l’aile de Pingouin pour finir sa course au nez de Fourmi.

_  « Oh ! Ben dis donc, j’ai eu chaud. Il s’en est fallu de peu, Pingouin, pour que je fasse ton cadavre exquis ! Ce gland a bien failli me couter la vie en m’écrasant comme si de rien n’était…» Dit Fourmi d’un ton exaspéré.

_ « Nom d’une boule de poils, Fourmi, un peu plus et je n’avais plus personne avec qui converser. Comme quoi la vie ne tient, parfois, vraiment à pas grand-chose. » Répondit Pingouin quelque peu cynique.

_  « Bon reprenons si tu veux bien Pingouin, où en étions nous déjà ? Ah, oui, je pense me souvenir… Tu m’interrogeais quant à ma connaissance des cadavres exquis, n’est-ce pas ? »

_ « Tout à fait, bonne mémoire Fourmi ! »

_ « Pingouin, donne-moi une piste. Je ne comprends pas le sens de ta question. D’où t’es venu cette idée ? »

_ « Pour tout te dire Fourmi, j’ai surpris une conversation entre deux humains alors que je me prélassais à flanc de falaise. Ils disaient à peu près ceci : ʺOh ! Antonin, le dernier cadavre exquis était excellent, une pure gourmandise, je n’en reviens pas un tel cru ! Vraiment c’était tout à fait inattendu. Et l’autre de répondre : Entièrement, d’accord avec toi Felix.ʺ » Expliqua Pingouin.

_ « Tu vois Fourmi, au fil du temps, j’ai appris le langage des hommes pour mieux sentir quand il me fallait prendre la fuite. Mais, là, j’étais totalement déboussolée par ce que je venais d’entendre. J’étais pourtant sûre de la signification d’au moins de deux des mots ; mais, dilemme le lien sémantique ne pouvait pas fonctionner. Comment un cadavre pouvait-il être exquis ? J’avais beau faire le tour de mes connaissances sur les humains et leur langage, je ne parvenais pas à  donner sens à ce que je venais d’entendre.» Poursuivit Pingouin.

_ «  Oui, oui, oui… Je vois, Pingouin. Mais, tu sais les humains peuvent parfois être fort étonnant quand ils parlent entre eux. Laisse-moi te raconter ce souvenir : une fois alors que je me trouvais en campagne de repérage sur un chemin de terre, j’ai été toute retournée d’entendre deux fillettes se dire ʺallez, maintenant, marchons à pas de fourmisʺ. À ces mots, bien sûr, tu t’en doute probablement, Pingouin, je les ai observées en m’inquiétant tout de même de ce que j’allais bien pouvoir voir. Je n’ai vu aucun changement notable. Elles ont gardé toutes les deux leurs apparences ! Je n’ai compris que bien plus tard, à l’occasion d’une situation semblable,  il s’agissait en fait d’un jeu. ʺMarcher à pas de fourmisʺ est une technique de déplacement chez les humains, Pingouin. Ils collent leur talon droit à la pointe de leur pied gauche, puis le talon gauche vient se coller à la pointe de droite et ainsi de suite. Les humains parlent parfois en image ou métaphore comme ils disent! Alors, Pingouin, n’avais-je pas raison concernant les humains : ne sont-ils pas tout à fait étonnants, difficile à cerner? Tu penses connaitre un mot et puis bof, voilà, qu’il prend un tout autre sens… C’est saisissant tout de même, n’est-ce pas ! » Dit Fourmi.

_ « Bon, mais et toi, alors as-tu fini par comprendre ce qu’ils entendaient par cadavres exquis ? » Demanda Fourmi à Pingouin.

_ « Hé, bien Fourmi, figure toi que oui. En fait, ils ont continué de parler entre eux et j’ai pu saisir le sens de leur propos. Finalement, rien à voir avec le cadavre d’un être vivant. Ce sont en réalité, des exercices d’écriture collective, une technique développée par les Surréalistes. De ce que j’ai compris, l’un d’eux écrit un mot, puis il le cache et passe le papier à son voisin qui a son tour écrit un mot et le cache ; ainsi de suite… Au bout d’un moment, la composition collective est découverte et lut à chaque participant. C’est l’occasion d’une franche rigolade d’après ce qu’ils disent. Pour ma part, le jour où j’ai enfin compris, j’ai ressenti un immense soulagement. Le cadavre dont ils parlaient n’était pas un de nos congénères… mais c’était le nom d’un jeu littéraire ! Ah lala, Fourmi, parfois, la vie nous réserve de drôle de tours… »

Pingouin salua Fourmi et reprit son envol vers la côte. Fourmi reprit paisiblement sa route avec, pour tout vous avouer, un certain entrain. Cet échange avec Pingouin lui avait donné du baume au cœur.

En chemin, nous pouvons faire d’incroyables rencontres, me dis-je. Et ça c’est vraiment très chouette.

                                                                                  Signé : le lombric.

Anne LAPOUGE