PLUS LOIN, TU REGARDERAS.

La chaleur et la quiétude du rayonnement solaire rendaient le lieu agréable. Au cœur de la famille linguistique des Arawaks, des sourires sereins se dessinaient sur les visages. Les terres guyanaises sableuses aux ombres blafardes laissaient à imaginer une température chaude mais non caniculaire. La saison des pluies avait laissé place à la saison sèche.  Ce climat équatorial annonçait de bien beaux évènements à venir ; celui qui enthousiasmait le plus grand nombre était la ponte des tortues luth. Ces reptiles ovipares d’un bleu très foncé, à la démarche appuyée et lente, enchantaient les côtes du littoral. Ce spectacle embellissait l’environnement et mettait les cœurs des bambins en joie, chacun s’amusant à baptiser les tortues puis à les suivre dans leurs déplacements. Les plus jeunes enfants allaient jusqu’à marcher dans leurs pas, en chantonnant quelques notes de musiques douces. Mais, l’émerveillement suprême, celui qui figeait la foule curieuse était l’instant du creusement suivi du recouvrement du trou de ponte par les tortues. C’est à l’ombre d’un palmier sur la plage, de leurs puissantes pattes, qu’elles s’adonnaient à ce travail avec application. La plupart des enfants se contorsionnaient afin de dénombrer le nombre d’œufs par trou. Ils pouvaient compter jusqu’à dix-sept œufs pour une seule et même tortue. Cela restait, toutefois, exceptionnel. Quoiqu’il en soit la meilleure pondeuse serait couronnée de deux gerbes de fleurs colorées l’une délicatement déposée sur sa coquille, l’autre  sur son trou soigneusement rebouché. À l’occasion de cet évènement, des registres seraient tenus ; les principales informations éthologiques de cet unique représentant du genre Dermochelys, espèce appartenant à la famille des Dermochelyidae seraient ainsi conservées. Des rédacteurs parmi les plus jeunes enfants, mais également parmi les adolescents,  les jeunes adultes et  les plus érudits se prêtaient au jeu. La plus grande tortue actuelle, tout genre confondu terrestre ou marin, était à l’honneur.

Chayton, œil de faucon, un jeune de la réserve âgé de huit ans, s’écria en nommant la tortue par son nom en langue communautaire : le kali’na :

_ « Regardez, là, derrière… une kawana portant un mango.»

Il pointait son doigt en direction du lieu pour lequel il voulait capter l’attention.

Dans l’attroupement des tortues luth, Chayton avait remarqué la présence d’un colibri sur la coque de l’une d’entre elles. Cette union animale donna naissance à une onomatopée infantile très expressive traduisant, ainsi, un mélange d’admiration et de surprise.

Kéo, l’aîné de la plus grande famille de la réserve s’exclama :

_ « Immortalisons cette union de l’animal à plume avec l’animal à coque ! ».

Aussitôt, il saisit son carnet de croquis, un morceau de fusain, et commença, avec magnificence, l’esquisse du tableau qu’il avait sous ses yeux.

Chayton, joyeux, argumenta dans le sens de Kéo.

_ « Oui, allons-y. Apportons de la couleur à ce dessin.»

Il tendit à Kéo des pastels que lui avait donné son initiateur, Yuma « fils de chef » , Grand Sage Arawak discret, respecté et érudit.

Le dessin prit une forme singulière. Kéo était talentueux.  Aussi, il pouvait rendre ses compositions très envoûtantes. Le trait plein, la courbe dynamique, il savait donner grandeur à ses représentations. Cette illustration trouverait facilement sa place au sein de l’un des registres ; au côté des commentaires descriptifs de la population des tortues luth. L’exercice était pris très au sérieux par l’ensemble de la communauté Arawak : la transmission de leurs témoignages aux générations futures était une de leurs valeurs. Les Arawaks aimaient à rendre éternel toutes les formes de beautés. Ils affectionnaient tout particulièrement, les échanges avec la Nature, les rencontres ou les unions animales, l’expression de la vie sous tous ses aspects. Passeurs d’Instants, écrivains de l’Histoire, ils ne se lassaient pas de contempler, d’observer, de représenter la Nature.

Non loin de là, Yuma le Grand Sage assis à l’ombre d’une hutte s’appliquait à tresser de la palme de cocotiers. Il maîtrisait parfaitement ce savoir-faire ancestral. Transmis par son aïeul paternel, il  n’avait jamais cessé de l’entretenir, de le perfectionner, de le partager. Il avait toutes les qualités pour cela : patience, dextérité manuelle, créativité et volonté. Aujourd’hui, il savourait l’ambiance suscitée par l’évènement de la ponte des tortues luth ; tout en créant. Mais pour permettre ce travail de création, la semaine dernière, accompagné du jeune Chayton et de sa soeur Nirvelli, l’enfant de l’eau , Yuma s’était rendu en bateau dans les forêts de l’île du Salut pour cueillir de la matière première. La palme de cocotier représentait le volume le plus important de leurs cueillettes. Parmi les autres composants de la récolte : quelques fleurs de flamboyants,  quelques feuilles de palmiers coco et quelques feuilles d’orties. En quelques jours, le séchage des végétaux s’était révélé suffisant pour imaginer commencer le travail de tressage. Ces végétaux allaient nourrir l’Imaginaire, autoriser l’Esprit à se représenter de futures créations. Les pensées pourraient, ainsi, être guidées vers des projets artistiques, ludiques ; en découlerait la saveur induite par les subtiles fusions neuronales créatrices. La forme, la structure, la couleur du végétal, savamment examinés seraient la base d’une riche inspiration.

Nirvelli, interrompit Yuma dans sa contemplation :

_ « Oh ! Grand Sage Yuma, fils de chef,  de tes yeux clairvoyants, peux-tu me dire vers quels songes te mènent les palmes de cocotiers que nous avons cueillies ensemble ? »

Yuma fit preuve d’une attention certaine pour la réponse qu’il allait donner à Nirvelli. Il savait les enfants gourmands d’aventures créatrices ; mais, il voulait entretenir un certain mystère pour maintenir le caractère quelque peu spirituel que prenait toute création. Il hésita, donc, à répondre ; finalement, il choisit de construire mentalement sa palabre sans jamais l’énoncer oralement.

Au bout de quelques minutes de silence imposé par la réflexion,  Nirvelli ajouta :

_  « Est-ce le hasard qui t’aide dans tes créations ? »

La réponse à cette seconde interrogation sembla plus évidente à Yuma. Il s’empressa donc à réagir.

_ «  Je dirai que le hasard sourit aux esprits préparés. Le hasard peut, uniquement à cette condition, être considéré comme une aide vis-à-vis de son créateur. Les palmes de cocotiers me mènent, généralement, vers des sanctuaires lumineux, généreux et fleuris. Souvent, une date particulière faisant écho à une fantaisie de la vie me donne aussi de la matière pour mon invention. Je te livre les principaux ingrédients nécessaires à mes inspirations : ma Mémoire, mon Imagination et la matière première. Sans doute, auras-tu compris par toi-même que le projet créatif ne prend pas toujours une forme claire et définitive dans mon Esprit au commencement. Certes, cela a pu, déjà, arriver mais je ne peux en faire une Loi. Le critérium de mes créations est une alliance entre mon psyché et ma culture. Tout créateur, vois-tu, Nirvelli est une individualité qui s’est façonnée au sein d’une civilisation.»

La fillette buvait les paroles du bon Yuma. Sa compréhension n’était pas totale, mais elle savait combien elle s’enrichissait en l’écoutant. Yuma était un orateur écouté par toutes les générations, il savait susciter l’intérêt de chacun. Il était l’aîné d’une fratrie de six enfants. Dès son plus jeune âge, il avait su s’imposer comme juste parolier. S’en était alors suivi la venue de la pratique du tressage utile puis celle du tressage artistique. Quelques-unes de ses confections demeuraient ses fiertés ; toujours, tout en modestie et humilité. Chez les Arawaks, Yuma le cultivé, représentait une force tranquille, fidèle aux valeurs de sa tribu ; tantôt tourné vers la méditation, tantôt tourné vers l’action. Il portait dans son fort intérieur les stigmates de l’effroyable fléau de variole survenu au XVIème siècle. À cette époque, près de soixante-quinze pourcent de ses congénères avaient été décimés. Deux siècles plus tard vinrent les abominables agissements du commandant chef des troupes britanniques nommé Jeffrey AMHERST et de son subordonné le colonel Henry BOUSQUET. En effet, à l’issue de la bataille de Bushy Run  perdue le 5 août 1763 par les ancêtres de la Communauté de Yuma, les deux hommes ordonnèrent la distribution de couvertures contaminées par la variole à l’attention de la population Amérindienne dans l’intention délibérée de les exterminer. Yuma  savait qu’en trois siècles, le nombre de personnes appartenant à sa Communauté était passé de plus de cinquante millions à seulement  cent mille individus…

Précédemment, dans sa réponse à Nirvelli, Yuma s’était bien tenu de lui relever son prochain projet créatif et pour cause… Il voulait maintenir le mystère pour mieux faire éclater la surprise. Les palmes de cocotiers récemment cueillis seraient bientôt assemblées, tressées pour confectionner un cercle fermé avec application. Les fibres d’orties se fixeraient, alors, harmonieusement sur la structure imitant ainsi une toile d’araignée. Cet agencement savamment orchestré serait une recherche d’équilibre entre symétrie et irrégularité ; entre mouvement et immobilisme ; entre simplicité et complexité ; entre singulier et pluriel. Des artifices avec une symbolique forte seraient choisis avec soin et viendraient compléter superbement l’ensemble pour le rendre encore plus attrayant à l’œil.

Une nouvelle question vient à l’esprit de Nirvelli :

_  « Yuma, sais-tu quand ta prochaine création sera achevée ? »

Nirvelli ajouta sans attendre :

_  «  Tu sais, je voudrais tant être la première à l’admirer. »

 Yuma savait qu’il se devenait d’achever son œuvre au plus tard le premier jour de la prochaine nouvelle Lune. Alors, dans un murmure tout en simplicité, il confia à Nirvelli cette date butoir.

_ «  J’en aurai fini, chère Nirvelli, dans sept cycles diurnes/nocturnes au maximum ; ce qui nous portera à la nouvelle Lune.»

Ce que Nirvelli ignorait, c’étaient les intentions de Yuma. La petite fille ne se contenterait pas d’admirer la production du Grand Sage ; puisque cette dite production lui était destinée. Les gestes délicats de Yuma, tout au long de la confection de l’ornement, n’avaient qu’un seul but : fabriquer un objet qui aiderait Nirvelli à capturer les meilleures choses, à embellir sa vie, à lui permettre de grandir en harmonie, à toujours s’émerveiller de la grandeur de l’Âme.  C’est pourquoi cette œuvre participerait à lui assurer le sommeil absolument nécessaire pour atteindre ces objectifs : un sommeil placide et réconfortant. Dans ces conditions, les pensées positives se bousculeraient… Elles seraient le terreau d’une philosophie de vie alliant dignité, sagesse, inventivité et modernité. Yuma savait combien vivre avec son temps était la clé de la préservation de sa communauté ; mais, ce savoir supposait, tout de même, un regard critique pour ne pas sombrer dans les trépas de l’évolution. C’est pourquoi l’objet de création aurait comme autre vocation, celle de faire passer les mauvaises choses à travers la toile les faisant, ainsi, définitivement disparaître par phénomène de dislocation. Mettre en exergue les potentialités de l’Humain dans ce qu’il a de singulier combinées à la complexité du système auquel il appartient, voilà l’un des principes de bases de l’Éducation des Arawaks et l’une des fonctions de cet objet en devenir. La quête du développement de Soi en cohérence et en équilibre avec les forces de vie fonderaient un autre axe de conduite éducative. Dès lors, le mouvement maîtrisé de l’Être entre lenteur et accélération, régularité et rupture, rythmé entre autre chose par les horloges biologiques et moléculaires seraient les bases énergiques indispensable à l’accomplissement de la personne.

La motivation première de Yuma qui ne cessait de chercher à donner une forme à ses réflexions, à les représenter était de participer activement au passage initiatique de Nirvelli quittant le monde de l’enfance pour rejoindre celui de la pré-adolescence ; la guidant vers des horizons loyaux et constructifs, lui permettant ainsi de s’accomplir.

De ce fait, Yuma, tout naturellement, avait choisi d’offrir sa création encore en cours de réalisation le jour du commencement de la prochaine nouvelle Lune ; cette date concordait avec le jour d’anniversaire de Nirvelli, elle fêterait ses dix ans. La fillette allait recevoir son attrape-rêve aux fonctions quelque peu complexifiées du fait des intentions et des talents du Grand Sage.

Dans peu de jours, la surprise lui serait, ainsi, dévoilée. Une connexion durable entre Yuma l’initiateur et  Nirvelli la fillette en devenir serait établie pour le meilleur.

Anne LAPOUGE